Évènement

Colloque international // Programmation « La signification sociale de l’argent »

Colloque international hybride «La signification sociale de l’argent. L’œuvre de Viviana A. Zelizer dans les études sociales de la famille»

Programme détaillé



Panel 1: Argent, vulnérabilité et inégalités conjugués au féminin (9h15-11h00)

«Le féminisme et les sphères séparées» (Jeanne Lazarus, Sciences Po)

«L’argent des pauvres dans les sociétés hautement financiarisées : de l’illusion de contrôle à la création de nouvelles voies d’extraction de la valeur» (Lorena Pérez-Roa, Universidad de Chile)

«Les usages de l’argent : de la sphère intime aux politiques publiques en contexte québécois» (Hélène Belleau, INRS-UCS)

Discussante: Chiara Piazessi (Université du Québec à Montréal)


Jeanne Lazarus (Sciences Po)

Le féminisme et les sphères séparées

Cette présentation s’appuie sur une recherche en cours sur la place des questions monétaires dans les différentes vagues du féminisme. Il s’agira en particulier de montrer la façon dont la notion de sphères séparées peut aider à comprendre à la fois les modes de domination des femmes par l’argent et la possibilité d’utiliser l’argent comme outil d’émancipation.

Dans un premier temps, je m’intéresserais à l’histoire de la construction d’une séparation entre femmes et argent, et plus particulièrement entre le corps des femmes et l’argent : la proximité entre les femmes et l’argent entraîne un soupçon d’impureté, l’ombre de la prostitution plane de façon plus ou moins explicite. Femmes et argent ont longtemps été perçus comme des sphères séparées et des mondes hostiles.

La deuxième partie de mon intervention sera consacrée à la façon dont les demandes d’émancipation des femmes, et ce depuis le 19e siècle, intègrent des questions d’argent. Les femmes ont de longue date dénoncé leur pauvreté, leur minorité juridique les empêchant de voter mais aussi de travailler et de mener des activités économiques en leur nom. Le résultat en est la dépendance à des hommes, pères, frères ou maris. L’accès à la propriété monétaire a longtemps été dénié aux femmes, et celles-ci cherchent à montrer que la construction d’une logique de sphères séparées est une source de domination et de minoration sociale.

La troisième partie de mon intervention s’intéressera au féminisme contemporain et à la place qu’il donne aux enjeux monétaires : ceux-ci semblent à première vue moins présents qu’ils ne l’étaient dans les vagues précédentes, remplacés par les questions d’identité ou de sexualité. Toutefois, cette première impression est tempérée par les approches intersectionnelles qui tiennent compte des positions de classe. En outre, les approches qui s’intéressent à la subjectivation, comme au développement des capacités, retrouvent des questions d’argent. La propriété de soi et celle de son argent sont profondément liées.


Lorena Pérez-Roa (Universidad de Chile)

L’argent des pauvres dans les sociétés hautement financiarisées : de l’illusion de contrôle à la création de nouvelles voies d’extraction de la valeur

L’ouvrage de Zelizer établit plusieurs distinctions éclairantes sur le fonctionnement du marquage de l’argent. Le chapitre consacré à l’argent des pauvres et à sa perception comme « monnaie moralement dangereuse » est particulièrement pertinent pour mes travaux de recherche. La sociologue nous montre comment la définition de l’assistance aux pauvres s’est construite sur certaines conceptions techniques et morales de l’entité la plus apte à fournir de l’aide (les organismes de bienfaisance ou l’État); du bénéficiaire le plus approprié pour la recevoir (les femmes, les ménages, les « personnes vulnérables ») et du type de soutien financier à accorder (en argent ou en nature). Ces formes de marquage de l’argent ont déterminé les modes de construction de l’assistance, ses méthodes de supervision et de contrôle ainsi que les limites à établir entre l’aide financière et les autres types de revenus.

Cette communication a pour objectif d’explorer les questions morales et les débats qui ont influencé les discussions sur l’argent des pauvres à travers deux exemples tirés de recherches récentes : le premier examine l’incidence des programmes d’éducation financière du Chili sur les habitudes financières des femmes à faible revenu (Pérez-Roa, Allendes et Fontecilla, 2022); et le second analyse la mesure controversée autorisant les Chilien·ne·s à faire un retrait anticipé de 10 % dans leur régime d’épargne-retraite afin de compenser la diminution de leurs revenus causée par la pandémie de COVID-19. Il s’agit ici de montrer que, malgré l’existence de sources diversifiées d’argent dans une société hautement financiarisée comme le Chili, la logique du marquage de l’argent entretient les débats moraux visant à contrôler l’économie des pauvres, ce qui fait fi du poids des infrastructures financières au sein de l’économie domestique et réduit les habitudes financières à des comportements rationnels, détachés de la réalité économique des ménages.


Hélène Belleau (INRS-UCS)

Les usages de l’argent : de la sphère intime aux politiques publiques en contexte québécois

Les travaux de Viviana Zelizer, parce qu’ils renversent plusieurs idées reçues, ont permis d’ouvrir des chantiers de recherche notamment dans le domaine de la famille et de la vie privée au Québec. En s’appuyant sur ses écrits, nous avons développé un ensemble de questionnements portant sur les dynamiques intrafamiliales (gestion de l’argent, travail de gestion, épargne, pratiques testamentaires, etc.), sur les fondements mêmes de certaines mesures sociales et fiscales, ainsi que sur l’encadrement juridique des conjoints fait au Québec.

Les recherches réalisées auprès de ménages québécois montrent la variété des modes de gestion et leurs conséquences, à court et long termes, sur le porte-monnaie des deux conjoints. Le « marquage de l’argent » conduit à isoler certains montants (à soi, au couple), à leur attribuer une fonction particulière (pour les dépenses courantes, l’épargne, etc.) et à accroître parfois sensiblement certaines inégalités entre conjoints. Ces constats ont mené à de nouvelles hypothèses du côté des règles de droit qui prévalent lors de séparation conjugale. Par exemple, nos analyses ont mené à remettre en question l’idée même de « choix libre » et « éclairé » en regard du mariage et de l’union libre. À la source du « mythe du mariage automatique », au Québec, mais aussi ailleurs dans le monde, se trouve l’idée que les conjoints, dès lors qu’ils vivent ensemble, sont par définition, une seule et même « unité économique ».

Parce que la rationalité économique (logique de marché) ne permet pas d’expliquer les dynamiques économiques observées entre conjoints, cet angle d’analyse nous a conduits à dégager, en creux, une véritable « logique amoureuse » dont les règles de conduite influencent les comportements économiques au sein des familles (réciprocité différée, altruisme et désintérêt, confiance, etc.). Ces constats montrent, comme le fait Zelizer, dans quelle mesure l’argent, en dehors de la sphère du marché, subit profondément l’influence des structures culturelles et sociales.



Panel 2 : La valeur monétaire des enfants (11h15-12h30)

«Pricing the Priceless Child 2.0 : l’enfant comme source d’investissement en capital humain» (Nina Bandelj, University of California, Irvine)

«La valeur de l’argent dans la gestation pour autrui transnationale à des fins commerciales en Inde, de 2002 à 2015» (Sharmila Rudrappa, University of Texas, Austin)

Discussante : Maude Pugliese (INRS-UCS)


Nina Bandelj (University of California, Irvine)

Pricing the Priceless Child 2.0 : l’enfant comme source d’investissement en capital humain

Notre but, dans cette communication, est d’appliquer au nouveau millénaire les idées de Viviana A. Zelizer dans Pricing the Priceless Child (1985). La sociologue y documente avec brio la transformation de la valeur de l’enfant d’« économiquement utile » à « émotionnellement inestimable » entre le 19e et le 20e siècle. Selon Zelizer, dans les années 1930, l’enfant américain n’avait presque plus de valeur économique, mais était investi d’une valeur émotionnelle importante. Qu’est devenu cet enfant émotionnellement inestimable à l’aube du nouveau millénaire aux États-Unis? Sa valeur sociale s’est-elle de nouveau transformée? Et, si c’est le cas, qu’est-ce que cela implique? Pour répondre à ces questions, nous examinons au fil du temps certaines tendances indiquant une augmentation de l’investissement de ressources et de temps dans l’éducation des enfants – un élément clé de la théorie du capital humain de Becker – ce qui rendrait les enfants économiquement utiles en leur attribuant une future valeur marchande. Par conséquent, nous soutenons que l’enfant inestimable, ou « sans prix », 2.0 constitue une source d’investissement en capital humain. Pour le démontrer, nous nous penchons sur quatre exemples empiriques qui illustrent la croissance de l’investissement dans le capital humain des enfants depuis les années 1970 aux États-Unis : a) les inscriptions à des programmes d’éducation préscolaire; b) les dépenses fédérales en éducation préscolaire; c) les dépenses fédérales en éducation primaire et secondaire; et d) les dépenses des parents en matière de service de garde et d’éducation. En conclusion, nous traitons des conséquences potentielles et des risques d’élever les enfants comme des sources d’investissement en capital humain.


Sharmila Rudrappa (University of Texas, Austin)

La valeur de l’argent dans la gestation pour autrui transnationale à des fins commerciales en Inde (de 2002 à 2015)

On tend à associer le terme « valeur » à la valeur pécuniaire d’une chose, à un montant d’argent échangé contre un bien ou service équivalent. Par exemple, dans cette communication, j’examine le cas de femmes indiennes de la classe ouvrière ayant fourni des services de gestation pour autrui (GPA) en échange d’un salaire versé par les parents d’intention. Or, cette rémunération ne se résumait pas à un simple échange entre fournisseuses et bénéficiaires du travail reproductif. À partir de mes recherches sur le terrain auprès de mères porteuses indiennes et de parents d’intention des États-Unis et d’Australie, je démontre les multiples significations que comportait l’argent pour les personnes rencontrées. Même si tous les parents d’intention interviewés affirmaient que le travail gestationnel et le bébé reçu constituaient des cadeaux de la vie impossibles à évaluer financièrement, certains estimaient que les mères porteuses ne devaient pas demander et recevoir plus d’argent par la suite. Pour plusieurs d’entre eux, l’échange d’argent avait une signification claire : comme pour l’achat d’un bien, cela mettait fin au contrat de travail reproductif et à la relation marchande. De nombreuses mères porteuses ne percevaient pas l’argent obtenu en retour de leur travail gestationnel comme un échange commercial. Pour celles-ci, l’acte de donner et de recevoir s’apparentait davantage à un échange de cadeaux impliquant une relation suivie entre elles et les parents d’intention. Dans cette communication, je m’inspire des travaux de Viviana A. Zelizer en sociologie économique pour démontrer qu’au-delà de sa valeur économique, l’argent comporte aussi une valeur sociale. L’argent échangé lors de GPA prend plusieurs sens, en fonction des multiples relations qui se tissent, de la conception jusqu’à l’accouchement, entre les les parents d’intention, les enfants nés de la GPA, les médecins et les propriétaires d’agences de procréation assistée. L’argent n’est jamais que de l’argent. Il reflète les valeurs sociales ancrées dans les relations sociales.



Panel 3 : L’argent au cœur de la morale et de l’identité (14h00-15h45)

«Les ressources financières des femmes inuits au profit des activités en territoire» (Magalie Quintal-Marineau, INRS-UCS)

«Dépourvu de sa morale, l’argent favorise la violence économique dans toutes les cultures» (Supriya Singh, RMIT University)

«La sociologie de l’argent et des ménages comme ordre social et moral: l’œuvre de Viviana A. Zelizer comme source d’inspiration» (Ariel Wilkis, Univsersidad Nacional de San Martin)

Discussant : Jean-François Bissonnette (Université de Montréal)


Magalie Quintal-Marineau (INRS-UCS)

Les ressources financières des femmes Inuit au profit des activités en territoire

Dans l’arctique canadien, les questions économiques sont dominées par un discours d’intégration à l’économie mondialisée en lien avec le développement de mégaprojets extractifs. L’importance de ce discours a historiquement invisibilisé les pratiques économiques distinctes des Inuit. Or, des recherches récentes sur le rôle des femmes Inuit dans l’économie de la région et au sein des familles mettent en lumière des pratiques sociales et culturelles très éloignées de la rationalité économique et de la logique du marché.

En s’appuyant sur les travaux de Zelizer autour des significations sociales de l’argent, cette présentation explore l’intégration des femmes Inuit au marché du travail et l’usage qu’elles font de leurs ressources financières. En effet, depuis le tournant du XXIe siècle, les femmes ont progressé rapidement sur le marché de l’emploi, avec des taux d’activité dépassant ceux des hommes et des revenus annuels similaires ou supérieurs, selon la tranche d’âge. Aujourd’hui, non seulement les femmes sont devenues le soutien économique principal dans plusieurs ménages, mais leur contribution financière est aussi devenue nécessaire au maintien des activités en territoire (définit comme la chasse, la pêche, la cueillette). L’argent des femmes circule au sein de leur famille, mais aussi plus largement dans la communauté, sous formes de don, d’allocation et d’achat d’équipement permettant la pratique des activités de subsistance.

Ainsi, à travers divers mécanismes intra/inter-familial de transfert et de redistribution de leurs revenus, les femmes participent au maintien du lien territorial et consolident l’identité et les pratiques culturelles Inuit. Les recherches récentes menées au Nunavut montrent que l’argent destiné aux activités en territoire est « marqué » et prend une valeur sociale et culturelle distincte qui échappe aux rationalités économiques. Ces constats font écho aux travaux de Zelizer qui montrent que les rapports économique et l’usage de l’argent sont socialement et culturellement construits.


Supriya Singh (RMIT University)

Dépourvu de sa morale, l’argent favorise la violence économique dans toutes les cultures

L’argent comme moyen d’assistance se transforme en moyen de maltraitance lorsqu’on lui retire sa valeur morale. Le contrôle coercitif entraîne les mêmes effets dévastateurs dans toutes les cultures. Toutefois, certaines pratiques culturelles symbolisant le soutien et l’intimité, comme le compte conjoint et les envois de fonds, deviennent abusives lorsqu’elles servent à s’approprier l’argent, à empêcher l’autre d’y avoir accès afin de lui retirer son agentivité et ses droits.


Ariel Wilkis (Univsersidad Nacional de San Martin)

La sociologie de l’argent et des ménages comme ordre social et moral : l’œuvre de Viviana Zelizer comme source d’inspiration

Dans cette communication, je souhaite mettre en lumière les liens entre la sociologie de Viviana A. Zelizer et mes travaux de recherche. Je m’arrêterai en particulier sur trois projets interreliés qui m’ont permis d’élargir l’interprétation sociologique des usages et significations de l’argent au sein des ménages et, par conséquent, d’enrichir le champ des connaissances. Pour appuyer cette démonstration, je vais d’abord situer le travail de Zelizer dans le panorama des sciences sociales en Argentine afin de contextualiser les innovations qu’il a fait émerger, notamment dans mes recherches. Par la suite, je vais me concentrer sur trois enquêtes que j’ai menées au cours des 15 dernières années et qui sont fortement inspirées du travail de Zelizer : 1) une ethnographie économique des milieux populaires de Buenos Aires (Wilkis, 2017), où j’expose en détail la façon dont les pratiques financières contribuent à la production d’un ordre social et moral; 2) une recherche sociohistorique sur la place du dollar américain dans la société argentine (Luzzi et Wilkis, 2023); et 3) une recherche en cours sur la dynamique de l’endettement des ménages dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Pour chacun de ces projets, je compte montrer comment la sociologie de Zelizer m’a permis d’enrichir mes connaissances sur la relation entre les ménages et l’argent dans le contexte sociohistorique spécifique de la société argentine et, ainsi, d’ouvrir des pistes d’interprétation jusqu’alors absentes des débats universitaires et publics. En conclusion, je traiterai du rôle de la sociologie zelizerienne comme sociologie publique (Burawoy, 2005).



Viviana A. Zelizer (invitée d’honneur) : Mot de clôture (15h45)